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    Le photographe et le koulak


     

    Si on excepte les célébrités (un Mitterrand par exemple, ou de façon plus incertaine un François 1er, un Loti, un Monnet ou un Aubigné), le visage charentais le plus connu au monde est celui d'un inconnu. Ceci, grâce à une photo d'anthologie. En 1951, Paul Strand décide de réaliser un reportage dans un village afin de fixer une identité à travers quelques portraits. C'est sa façon. Il choisit un lieu, y demeure suffisamment de temps pour le comprendre de l'intérieur puis il y pose son appareil photo. Il l'a déjà fait aux Nouvelles-Hébrides, au Mexique ou dans son quartier de Manhattan, sans ce voyeurisme de couleur locale ethnographique qui caractérise la plupart de ses confrères, et est ainsi devenu l'un des grands maîtres de la photographie. Au départ, ce n'est nullement le pays charentais qu'il recherche, ni même la France, mais un coin de tradition (a small traditional place) quelque part en Europe dans lequel il pourrait s'incruster pour l'étudier pas à pas (to dig into its smallness), car il a l'intuition qu'après la guerre et face aux modernisations qui s'annoncent (plan Marshall et « reconstruction »), tout sera bouleversé et aura disparu la vie européenne à l'ancienne. Il le cherche en Angleterre, en Allemagne, en Hollande ... Sa quête devient bientôt connue, c'est un intellectuel français qui finalement va déterminer son choix.


     Paul Strand est communiste et déjà pèsent sur lui des menaces d'exclusion, comme sur beaucoup d'artistes américains en ce début de guerre froide et de flambée maccarthyste. Ses amitiés se voient donc marquées par son engagement politique. Claude Roy fait alors partie d'une bande de jeunes artistes issus de la Résistance qui, autour d'Aragon, dominent médias et revues du Parti communiste. Claude Roy est poète et a déjà publié de grands récits de voyages, dont un aux Etats-Unis (Clefs pour l'Amérique, Gallimard, 1949), Claude Roy est aussi charentais et il pense que son village, Gondeville, aux portes de Jarnac, correspond au génie créateur de Strand.

     


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    Étrange rencontre que celle-ci ... Le futur émigré d'Amérique, d'âge mûr (il a dépassé la soixantaine) et de notoriété déjà affirmée, est en quête d'une campagne inspirée. Le jeune « koulak progressiste » (selon la formule de son ami, le romancier Roger Vailland) se cherche, lui, entre une réussite d'écrivain et un accomplissement en Charentes comme « gentleman-vigneron ». Il vient en effet d'hériter d'un domaine viticole en Grande Champagne et souhaite s'y installer, y mener l'exploitation tout en poursuivant sa création littéraire, protégé de l'agitation parisienne. Un modèle à la Tolstoï devenu le moujik de Iasnaïa Poliana... <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" />En fait, même si de la rencontre allait sortir un chef d'œuvre, ni Claude Roy ni Paul Strand ne combleront leurs rêves. Les contradictions internes du koulak progressiste rendront impossible le retour au village ; Claude Roy vendra vite son domaine et le pays charentais deviendra la basse continue de toute son œuvre, une sorte de référence à l'enfance, sans liens réels avec sa vie d'écrivain engagé, mais résonnant sans cesse en lui comme un de ces désirs dont on sait qu'il demeurera inaccompli et qui, du coup, en prend des couleurs d'idéal. Les textes de Claude Roy sont innombrables qui évoquent ce songe de Saintonge (Gondeville faisait partie de l'évêché de Saintes) ; le plus beau très certainement reste ce long poème où l'identité charentaise se fonde et se fond en coulées du souvenir : Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer? (Gallimard, 1979). Quant à Paul Strand, bien qu'il ait tiré de son séjour à Gondeville une de ses plus belles séries de photos, il dira dans ses mémoires avoir ressenti une hostilité de Gondeville à l'égard de Claude Roy et un manque d'authenticité dans la relation de ce dernier à son village qui lui avait fait forcer le trait. Il poursuivra sa recherche du village idéal et le trouvera finalement en Italie, dans la vallée du Pô : un autre écrivain, lui aussi communiste, Cesare Zavattini, l'introduira à Luzzara et Paul Strand y réalisera sans aucun doute son meilleur reportage, à la fois réaliste et empreint du plus beau des lyrismes, plein d'intimité avec la réserve immémoriale des campagnes (Un paese, Einaudi, 1955).

     


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    Une petite fille habillée de noir résumera son Luzzara. Elle est presqu'aussi célèbre que le Jeune homme en colère photographié à Gondeville.


     

    Posera toute la famille ...  


     

    Car le portrait qui ressort du séjour charentais de Paul Strand, le portrait qui symbolise son œuvre au point d'illustrer quasi systématiquement les affiches de ses expositions à travers le monde, ce portrait-là, célèbrissime et devenu le cliché-culte de tous les amateurs de photographie, est en effet celui d'un jeune gars de Gondeville. Young man pour Paul Strand, Jeune homme en colère pour la nomenclature de son œuvre en français. Un drôle, dirait-on en saintongeais ... En salopette et en marcel, exactement comme étaient alors habillés les jeunes ouvriers et commençaient à l'être les jeunes paysans, il représente selon Claude Roy la force des révolutions à venir: « Il suffit du regard d'un garçon de chez nous, et je sens bien que les Français savent encore ( ... ) marcher d'un bon pas sur des chemins nouveaux. Non, nous ne resterons pas les nègres de l'Europe. Il y a de la ressource dans nos hommes. ( ... ) Les révolutions, ce n'est pas tellement les gens qui se fâchent, que des gens qui font une fête d'en avoir fini avec ce qui les fâchait. ( ... ) Une révolution est une chose sérieuse, mais c'est une chose joyeusement sérieuse. C'est un dénouement, mais où les noeuds dénoués le sont pour un appareillage. ( ... ) C'est un départ, une fraîcheur, un vent de bonheur. C'est une nation qui sent du soleil dans ses yeux.»

     

    Voilà ce qu'évoquait le Young man de Gondeville à Claude Roy.

     


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    En même temps que les autres portraits effectués par Paul Strand en Charente, celui du Jeune homme en colère est paru dans un livre splendide, La France de profil (Guilde du livre, Lausanne, 1952), qui sous la double signature de Strand et de Roy, mêle photos et poèmes pour donner une image à la fois éternelle et particulièrement mortelle d'un village de ces années d'après-guerre. La France de profil pour un petit coin du pays charentais, il y a peut-être dans la démesure du titre un signe de cette ambiguïté qui gênait Paul Strand, alors que le tout simple Un paese, « un village » pour dénommer Luzzara, correspond mieux aux attentes du photographe ... Gondeville préfigure Luzzara, c'est l'évidence, mais d'une façon encore hésitante. À Luzzara, le balancement est constant entre la mort et sa négation qu'est l'éternité, il est présent presque dans chaque photo. A Gondeville, il n'est encore qu'une ébauche. L'éternité lui vient de ces visages de vieux paysans ancrés dans leurs traditions, burinés à la façon des pierres de leurs maisons, calmes et torturés comme le sont les ceps de leurs vignes.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p> C'est cette éternité-là que vient rompre le Jeune homme en colère. Paradoxalement, lui qu'on prendrait pour un kolkhozien ou un kibboutzim au regard clair de ces années cinquante qui n'en finissaient pas de s'accrocher à toutes les formes du progrès, lui qui figure un avenir mythique parce qu'à la seule force de ses yeux il bouleverse l'immuable, lui le jeune représente la mort des villages.<o:p> </o:p><o:p></o:p> 

    Normalement, il aurait dû devenir un de ces agriculteurs de la belle époque de la productivité, celle-là même qu'on remet en cause aujourd'hui sous la bannière de l'écologie, son caractère affirmé l'aurait porté aux commandes d'un syndicat agricole, puis d'une coopérative, avant qu'il n'entre au conseil municipal de Gondeville et symbolise par sa réussite modernisatrice cet effacement et ce reniement des traditions qu'augure son visage coléreux.

     

    Sociologiquement, il devait en être autrement et l'intuition de Paul Strand de cette inauthenticité du Gondeville que lui présente Claude Roy peut se reconstruire a posteriori à partir du personnage de son Young man. Sa famille, certes, est de Gondeville. Son père, Marcel Grijalvas, ouvrier métallurgiste, quitte le village pour la ville et devient un des leaders syndicaux de toutes les usines dans lesquelles il est embauché (les hangars Jouffriaud, les voitures Citroën, puis les camions Willème). Dès les premiers temps de l'occupation allemande, son engagement syndicaliste, à la CGT, l'amène à côtoyer la Résistance naissante. Collectes diverses, distributions de tracts, petits sabotages à partir du moment où l'usine Willème passe sous direction allemande, il est menacé d'arrestation et profite alors d'un programme de « retour au pays » mis en place par Vichy pour rentrer à Gondeville comme vigneron-charretier chez un des plus gros viticulteurs du village. Ceci se passe durant l'hiver 1942 ; dès son arrivée, il partage avec son frère, ouvrier à la distillerie de Saint-Même-Ies-Carrières, un lopin laissé par ses parents. A la fin de la guerre, il se montre un des premiers à militer à la cellule communiste de Jarnac et couvre sa maison, en plein cœur de Gondeville, d'affiches de son parti. En quelques semaines, il devient «l'homme au couteau entre les dents». Un exemple d'idéal au sein de sa famille, un agitateur dangereux pour son villagel. Au moment où Claude Roy le présente à Paul Strand, il a une fille et un fils, tous deux adolescents.

     

     Toute la famille posera pour le photographe. Puis lentement elle se défera. Les parents sauront faire oublier l'image agitée des premiers temps, la jeune fille mènera carrière à la SNCF tout en demeurant très attachée à son village, son frère, le Jeune homme en colère, quittera Gondeville. Comme s'il cherchait à prolonger l'engagement de son père, il partira pour Paris où il fera un peu tous les métiers, sauf évidemment celui de serrurier qu'il avait appris en Charente et dont demeurent encore quelques grilles de propriétés autour de Gondeville. Il deviendra camionneur, chauffeur de taxi ou conducteur d'autobus, toujours dans l'orbite d'organisations du parti communiste. Surtout, il se brouillera avec toute sa famille, rompra radicalement avec Gondeville et oubliera la séance de photo, sans bien entendu jamais rien savoir du succès mondial de son portrait... <o:p> </o:p> 

     

    1 Sur la tombe de Marcel Grijalvas (Gondeville 1900 - id. 1984), sa fille a fait graver ce poème composé par elle: «Il était né avec le siècle/ Et ses yeux bleus s'étaient accomodés/ De ses cheveux devenus blancs./ Son champ de vigne, c'était sa vie/ Une vie de courage et de labeur./ Une brave vie de paysan, de cultivateur./ Son calot sur la tête, son corps bien charpenté,/ Inspiraient courage et honnêteté./ Son bleu de travail usé et ses mains abîmées/ Reflétaient de leur mieux, les années travaillées./ À l'automne de sa vie, il était fatigué,/ Mais toujours robuste, courageux,/ Sachant ce qui l'attendait,/ Continuant de tracer le sillon de sa vie,/ Comme ceux qu'autrefois, il traçait dans sa vigne.»

     


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    «Le passé d'une illusion»


     

    Voilà l'histoire. Une histoire de notre temps avec ses rêves, ses révoltes, ses disputes, ses chimères et son ordinaire. Une histoire qui illustre plus l'illusion d'un village déjà mort que sa propre disparition. Une histoire de sensibilité politique dont, après l'écroulement du mur de Berlin, on ne peut que noter l'extrême symbolique. Claude Grijalvas, le Young man de Paul Strand, demeurera communiste jusqu'au bout, comme toute sa famille, mêlant coups de gueule et générosités, espoirs de lendemains qui chantent et quotidien mal à l'aise. Un parcours émouvant, semblable à des milliers d'autres, celui de tous ceux qui ont cru, qui croient encore, et se sentent trahis par la réalité.


     

    Paul Strand, lui aussi, restera attaché à ses idées, au point même qu'à la fin de sa vie, tout en respectant l' œuvre, on considérera volontiers le personnage comme un dinosaure égaré en son sièc1e, un « vieux stal indécrottable » en dira-t-on alors! Claude Roy, lui, changera. L'invasion de la Hongrie en 1956 lui fera quitter le Parti communiste, il deviendra dès lors un des intellectuels les plus écoutés de la gauche humaniste, ce « socialisme à visage humain », selon sa propre formule qui obtiendra grand succès. Certains ne verront que trahisons dans son évolution politique et son succès médiatique, d'autres compareront son chemin à celui suivi par la société toute entière. Il y a dans ce rapprochement entre l'itinéraire personnel de Claude Roy et la valeur prédictive du portrait du Jeune homme en colère, une empathie aveuglante, proche de ce que François Furet analysait dans Le passé d'une illusion, essai sur l'idée communiste au 20ème siècle (Robert Laffont et Calmann-Lévy, 1995).

     

    La photo qui rompt la tradition et se projette vers l'avenir, reste elle-même immuable, fixée à jamais dans son chlorure d'argent, comme une borne marquant les illusions du milieu du siècle, «mythes et mensonges» selon Furet ; son acteur et son auteur demeurent eux aussi immuables, comme des statues du commandeur dont on aurait supprimé le rôle parce que la pièce paraît subitement démodée ; quant à son organisateur, son commentateur, son metteur en scène, il figure l'image de nos adaptations, de nos changements continus, entre reniements et nécessité vitale.

     


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