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    «Le passé d'une illusion»


     

    Voilà l'histoire. Une histoire de notre temps avec ses rêves, ses révoltes, ses disputes, ses chimères et son ordinaire. Une histoire qui illustre plus l'illusion d'un village déjà mort que sa propre disparition. Une histoire de sensibilité politique dont, après l'écroulement du mur de Berlin, on ne peut que noter l'extrême symbolique. Claude Grijalvas, le Young man de Paul Strand, demeurera communiste jusqu'au bout, comme toute sa famille, mêlant coups de gueule et générosités, espoirs de lendemains qui chantent et quotidien mal à l'aise. Un parcours émouvant, semblable à des milliers d'autres, celui de tous ceux qui ont cru, qui croient encore, et se sentent trahis par la réalité.


     

    Paul Strand, lui aussi, restera attaché à ses idées, au point même qu'à la fin de sa vie, tout en respectant l' œuvre, on considérera volontiers le personnage comme un dinosaure égaré en son sièc1e, un « vieux stal indécrottable » en dira-t-on alors! Claude Roy, lui, changera. L'invasion de la Hongrie en 1956 lui fera quitter le Parti communiste, il deviendra dès lors un des intellectuels les plus écoutés de la gauche humaniste, ce « socialisme à visage humain », selon sa propre formule qui obtiendra grand succès. Certains ne verront que trahisons dans son évolution politique et son succès médiatique, d'autres compareront son chemin à celui suivi par la société toute entière. Il y a dans ce rapprochement entre l'itinéraire personnel de Claude Roy et la valeur prédictive du portrait du Jeune homme en colère, une empathie aveuglante, proche de ce que François Furet analysait dans Le passé d'une illusion, essai sur l'idée communiste au 20ème siècle (Robert Laffont et Calmann-Lévy, 1995).

     

    La photo qui rompt la tradition et se projette vers l'avenir, reste elle-même immuable, fixée à jamais dans son chlorure d'argent, comme une borne marquant les illusions du milieu du siècle, «mythes et mensonges» selon Furet ; son acteur et son auteur demeurent eux aussi immuables, comme des statues du commandeur dont on aurait supprimé le rôle parce que la pièce paraît subitement démodée ; quant à son organisateur, son commentateur, son metteur en scène, il figure l'image de nos adaptations, de nos changements continus, entre reniements et nécessité vitale.

     


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    Le Jeune homme en colère agglutine ainsi en lui ce tournant du siècle qui vit la mort des villages et commença de faire craquer la philosophie même du progrès dont les Lumières avaient amorcé l'élan. Il est d'ailleurs possible que les deux phénomènes ne soient pas que concomittants, mais étroitement liés comme l'avers et le revers d'un même retour aux archaïsmes ... Claude Roy apparaîtrait alors comme celui qui se contente de faire signe, mais refuse de s'impliquer plus avant, plus profond.
     

    Les Charentais prodigues  


     C'est cette instantanéité de la sensation et du sentiment que ses premiers compagnons de route poétique lui ont longtemps reproché. Claude Roy avait passé sa prime enfance à Paris puis son adolescence à Gondeville, après que son père eut acheté le domaine de Marancheville2. Cette rupture marque beaucoup l'enfant; la Charente, au début, lui semble bien étriquée par rapport à ce qu'il vivait dans son lycée parisien. Puis, peu à peu, il s'y attache, au point d'en créer une dimension nouvelle à sa sensibilité. Paris-Gondeville, dès l'adolescence Claude Roy éprouve la double attirance et sa difficile harmonie intérieure. Dans Sais-tu si nous sommes loin de la mer?, son « testament poétique » (selon son préfacier, Hector Bianciotti), il va justement tenter de réunir en un seul chant ce qui lui vient de sa Charente « L'enfant buissonnier colle l'oreille à la terre étouffée d'août ») et ce que son errance à travers toutes les cultures du monde lui a permis de récolter (« They lived and loved and laughed and left », il est tout à fait caractéristique que ce vers magnifique du Finnegans Wake de James Joyce introduise son poème charentais). 
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>
    2 Félicien Roy (Madrid 1872 - Gondeville 1947), le père de Claude, est un vrai personnage de roman. Sa vie commence par une fable: son grand-père était cordonnier à Châteauneuf-sur-Charente, pauvre comme on peut l'être dans un atelier d'artisan, et son père banquier en Espagne, riche à millions. Le savetier et le financier ... Lui est de nature sensible et récuse la réussite de son père. Il préfère de loin l'intimité de Châteauneuf aux fustes de Madrid. Il décide de s'y installer et se lance dans la peinture. Claude Roy dit de son œuvre, immense et méconnue, qu'elle est une recherche à sauver la lumière des Charentes, Jean-Marie Creuzeau, un des grands peintres charentais, originaire de Jarnac, parle de lui dans ses souvenirs comme de quelqu'un qui a vu «passer les grandes écoles en isme sans paraître s'en apercevoir» Jarnac, Jarnac, 1995). Amateur, passionné, à l'écart, il le restera toute sa vie. À Châteauneuf, il rencontre son âme sœur, la postière du village. Elle aussi est en révolte contre sa famille, une grande lignée de Matha, habituée des équipages de chasse à courre et des bâtards laissés par les aînés dans les fermes des environs. Neuf années durant, les amours du peintre et de la postière se cachent; survient une grossesse, le futur Claude Roy (paris 1915 - id. 1997), ils décident de se marier. Félicien trouve un emploi de traducteur d'espagnol au ministère des Affaires étrangères et il abandonne la peinture. À la mort de son père, il hérite de quoi acquérir le beau domaine viticole de Marancheville, à Gondeville, s'y installe, essaie maladroitement de se transformer en véritable viticulteur et surtout se remet à la peinture.

     


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    Jarnac, sa gare d'interne à Angoulême, était aussi celle d'un François Mitterrand et surtout celle de Pierre Boujut, celui qui allait devenir le grand poète de la Tour de feu. Un poète au rebours de Claude Roy, plus classique dans sa forme, plus anarchiste dans son contenu, un poète qui s'enracine à Jarnac et enrichit sa ville d'une identité vivante en faisant venir à elle toute une école de poésie3 alors que Claude Roy s'en servira exclusivement comme d'un révélateur de soi, un ferment d'œuvre proche de l'épisode analytique qu'on répète en tous sens afin d'en tirer sa propre sève. (François Mitterrand n'agira pas autrement en focalisant ses derniers instants autour du caveau de famille du cimetière des Grands'Maisons.) Lieu réel contre lieu devenu imaginaire ...
    Avant que l'opposition entre eux ne prenne ce tour fantasmatique, Pierre Boujut et Claude Roy avaient créé ensemble Reflets, une revue poétique dont on peut dire qu'elle fut l'ancêtre de la Tour de feu. Leurs chemins ensuite divergèrent. Pierre Boujut, appuyé par la majorité de ses amis de la Tour de feu et par René Rougerie, l'éditeur qui compte en matière de poésie, dont l'atelier se situe juste aux confins charentais, à Mortemart, se mirent à se méfier puis à rejeter l' œuvre de Claude Roy en raison de la distance qu'ils ressentaient chez lui par rapport à ses liens charentais et philosophiques. Il faudra attendre la publication de Un mauvais Français (Arléa, 1989) par Pierre Boujut pour qu'il revienne partiellement sur ses réserves et finisse par coller une photo de Claude Roy sur les murs de son bureau. Cette amitié brisée-renouée, cet agacement mêlé d'admiration réciproque constituent un des moments forts de l'histoire littéraire charentaise, entre son poète le plus célèbre et son poète le plus enraciné.

     


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>3 La Tour de feu fut créée comme revue internationaliste de création poétique aux confins du surréalisme en 1946. Pierre Boujut (Jarnac 1913 - id. 1992) était tonnelier de son état, d'où le nom de sa revue, il en conserva la direction et l'animation jusqu'en 1981, date à laquelle elle sera reprise par les éditions Corti, à Paris. Plus de cinq cents poètes y ont participé, dont André Breton et Adrian Miatlev. Chaque année, le 14 juillet, le congrès de la Tour de feu réunissait à Jarnac de nombreux poètes, c'était l'occasion d'une grande fête surréaliste. Voir D. Briolet, La Tour de feu, du Lérot, 1991.

     


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    Nous sommes-nous éloignés du Jeune homme en colère? Certes pas. Ces connotations où se fondent en dialectique contrariée l'illusion des villages et celle du progrès, où se croisent aussi en attirance-répulsion deux êtres parmi les plus sensibles que les Charentes aient jamais connus, ne pouvaient que susciter le fils de Pierre Boujut.

     

    Lui-même suit un parcours atypique, associant une vénération pour son père à une réussite à la Claude Roy. A vingt ans, jeune homme en colère devant la guerre d'Algérie, à contre-courant général, des communistes aux gaullistes, il déserte et se réfugie en Suisse, comme ces disques du Déserteur de Boris Vian que les jeunes Français de l'époque allaient se procurer en contrebande, car le titre, qui les faisait tous rêver, était évidemment interdit en France. Là, il fait carrière dans la critique cinématographique et y acquiert vite un sens de l'image assez remarquable ; pour lui, la technique explicite toujours la signification. Une fois revenu en France après l'amnistie de 1969, il publie un roman dans lequel le cinéma de Jarnac, avec son ouvreuse comme fantasme adolescent des bourgs de province, ouvre le chemin à l'Amérique de la Beat Generation, avec ses beatniks et ses grands espaces comme un des fantasmes adolescents du siècle (Amours américaines, Le Seuil, 1984).

     


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    Les tropismes maturent longuement avant de pouvoir s'exprimer. C'est après la mort de son père qui avait évoqué avec beaucoup d'émotion sa désertion dans Un mauvais Français, que Michel Boujut commence à s'interesser au Jeune homme en colère. Une sorte de retour du refoulé, car La France de profil faisait depuis longtemps partie de sa bibliothèque. Jarnac oblige ... Il questionne, il enquête, il se rend compte à quel point Gondeville a transformé les photos de Paul Strand en sa propre légende. Les Grijalvas autrefois effrayaient, ils sont devenus les dieux-­lares du souvenir. Et chacun, joueur de boules, commerçant ou vigneron, sait immédiatement mettre un nom sur les visages. Fusent les anecdotes, revit le village mort ... Esthétisé, réapprivoisé, prêt à servir de miroir pour un passé magnifié. Comme quoi le regard d'un vieil Américain et les mots d'un koulak progressiste peuvent tout simplement sublimer un village.


    Spécialiste du cinéma, Michel Boujut reconnaît d'instinct cette sublimation. C'est à travers elle qu'il va mener son retour au pays. À travers aussi la perpétuation du souvenir de son père pour lequel il crée, avec sa fille Marianne, une association destinée à entretenir la flamme de l'ancienne Tour de feu. Boujut et Roy comme chaperons du pays charentais ... Mémoire du père et projection de soi...
    Désormais tout tourne autour du Jeune homme en colère. Comme écho, comme identification. Michel Boujut commence par lui dédier une émission de radio sur France-Culture, dans le cadre d'une Nuit magnétique, c'est l'occasion pour lui d'un premier contact avec Claude Grijalvas qui se montre surpris du destin de sa photo. Puis, s'enhardissant, il réussit à le convaincre de revenir à Gondeville, le temps d'un tournage pour une production de Canal+. L'année suivante, il raconte son enquête dans un très beau petit livre paru chez Arléa, la maison d'édition d'un autre Charentais, Jean-Claude Guillebeaud, celle-là même qui avait déjà publié les souvenirs de son père. Le livre s'appelle tout simplement Le jeune homme en colère (Arléa, 1998).
    Le retour du Charentais prodigue peut ainsi se lire au premier degré comme le coup réussi d'un journaliste qui n'a pas peur de forcer l'intimité de son « sujet ». Il suffit de se plonger dans le texte pour comprendre que seule compte la lecture au second degré: le coup médiatique n'est qu'un passage à l'acte de Michel Boujut lui-même; derrière le paravent de Claude Grijalvas, il assure ainsi son propre retour d'enfant prodigue. A la fois vis-à-vis de son père, de sa doublure parisienne Claude Roy et du pays jarnacais tout entier qui l'avait tellement critiqué du temps de l'Algérie.


    Le moulin de Gondeville  


    L'histoire s'arrête-t-elle ici ? Je ne le crois pas. Il y a tant de feu qui couve encore dans ce noyau formé par Claude Roy, Paul Strand et les Boujut autour du Jeune homme en colère qu'il m'étonnerait qu'il n'en ressorte point de nouveaux brandons. Et puisque tout revient toujours aux origines, l'intuition fuyante et l'attirance inquiète de Claude Roy m'en semblent les thèmes les plus probables ...
    Qu'est-ce donc qui frappa à ce point Strand et Roy dans le visage du Jeune homme en colère ? Et à leur suite le monde entier ? Son regard bien sûr ... Ses yeux instantanément retiennent. Non qu'ils attirent particulièrement, ils feraient plutôt peur. Mais on s'habitue à leur violence. Et en les scrutant pour essayer de les deviner au fond de leurs pupilles, de lever leur mystère, il apparaît bientôt évident qu'ils sont très dissemblables et que c'est cette opposition même qui leur donne de l'étrangeté ajoutant à leur force. Celui de droite se révèle d'une douceur étonnante, celui de gauche d'une rage presque insensée. Un visage profondément divisé, comme le fameux portrait de Baudelaire par Nadar. Un visage marqué par la torture intérieure et l'impossibilité de l'exprimer autrement qu'en se jetant à corps perdu dans une agressivité aussi vite manifestée que regrettée par la suite. En accolant l'une à l'autre chacune des deux moitiés de son visage, la droite avec la droite, la gauche avec la gauche, cette déchirure intérieure devient éclatante. Fulgurante même. Une face d'enfance et de naïveté à droite, une autre de brutalité, presque de folie à gauche. L'ange et la bête ...
    Ce choc de dissociation éclaire le portrait établi par Paul Strand. Non pas directement la personnalité de Claude Grijalvas qui sans doute dépasse ces collages. Mais les connotations que le public y a trouvées et continue d'y trouver à la suite de la piste ouverte par Claude Roy. Mi-­ange, mi-bête, un peu comme le Lacombe Lucien de Louis Malle, démodé et d'avant-mode, le révolutionnaire des lendemains qui chantent prend une dimension élargie par rapport à celle tracée dans La France de profil. Toute colère révolutionnaire porte en elle les deux faces du jeune homme de Gondeville. Celle de l'espoir et celle de l'auto-destruction. En 1951 on ne voyait que l'espoir, aujourd'hui on ne considère que la destruction. Le portrait de Paul Strand pour une fois invite à l'équilibre.


    Lorsque Claude Grijalvas revint à Gondeville, lui remonta à la mémoire l'épisode de la photo. Le vieil Américain faisait prendre la pose à chacun. « Avec son pas de paysan, son bon visage boucané, tanné, ses mains patientes sa curieuse ressemblance avec un certain visage de Picasso (sans la fièvre) et avec un certain visage de Rouault, (il débarquait armé de sa) voiture de romanichel, son attirail de lourdes caméras, son appareillage qui ressemblait plus à celui d'un photographe de l'âge de Nadar qu'à celui, léger et virevolte, des jeunes reporters-poètes de l'école de Brassaï », en dira Claude Roy. Pour Claude Grijalvas, il y avait quelque chose d'intrigant dans ce manège devant l'objectif. Intrigant surtout pour la lenteur que mettait l'Américain à chaque fois installer son appareil. A la fin, Claude Grijalvas voulut partir à la pêche, pour son endroit préféré, près du moulin. Son père l'en empêcha et l'obligea à poser pour la photo, comme toute la famille. Cela le rendit furieux ...


    « Mon enfance habita une demeure d'eau / En amont le moulin long rémouleur de l'eau /
    Faisait vibrer sans fin son plancher de bois blanc / La grande roue à aubes éclaboussait le temps / Dans sa cage de pierre où s'engouffrait l'eau vive / La poussière de farine tremblait dans le soleil / Et sur l'île en aval la maison de l'éclusier / Ouvrait et fermait le chemin des gabares ». Claude Roy lui aussi pêchait dans la Charente. La photo-symbole des déchirements du siècle n'est qu'une passade d'enfant contrarié. Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ? Gondeville aujourd'hui se bat contre la déviation de la route Angoulême-Cognac, les poètes savent mieux que quiconque donner du sens à l'insignifiant. 
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>(Le complément nécessaire à ces lignes passe par la lecture de quelques livres, tous passionnants: P. Boujut, Un mauvais Français, Arléa, 1989; D. Briolet, La Tour de feu, du Lérot, 1991; C. Roy, Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer, Gallimard, 1979 (édition poche en 1983); C. Roy, Moi je, Gallimard 1969 (édition poche en 1978); M. Stange (collectif sous la direction de ... ), Paul Strand, essays on his life and work, Aperture, 1990; C. Roy et P. Strand, La France de profil, Guilde du livre, 1952 (malheureusement épuisé); M. Boujut, Le jeune homme en colère, Arléa, 1998.


    F. Julien-Labruyère


    Texte transcrit avec  l'aimable autorisation de l'auteur  et des éditions « le Croît Vif »


                Le complément nécessaire à ces lignes, à la lecture de ces quelques livres, passera par la fréquentation régulière de ces pages en hommage à Strand et Boujut..., au Jeune homme en colère.

    Buznik

     


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