• "GONDEVILLE, UNE LEGENDE DU SIECLE" - IV

     

    En même temps que les autres portraits effectués par Paul Strand en Charente, celui du Jeune homme en colère est paru dans un livre splendide, La France de profil (Guilde du livre, Lausanne, 1952), qui sous la double signature de Strand et de Roy, mêle photos et poèmes pour donner une image à la fois éternelle et particulièrement mortelle d'un village de ces années d'après-guerre. La France de profil pour un petit coin du pays charentais, il y a peut-être dans la démesure du titre un signe de cette ambiguïté qui gênait Paul Strand, alors que le tout simple Un paese, « un village » pour dénommer Luzzara, correspond mieux aux attentes du photographe ... Gondeville préfigure Luzzara, c'est l'évidence, mais d'une façon encore hésitante. À Luzzara, le balancement est constant entre la mort et sa négation qu'est l'éternité, il est présent presque dans chaque photo. A Gondeville, il n'est encore qu'une ébauche. L'éternité lui vient de ces visages de vieux paysans ancrés dans leurs traditions, burinés à la façon des pierres de leurs maisons, calmes et torturés comme le sont les ceps de leurs vignes.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p> C'est cette éternité-là que vient rompre le Jeune homme en colère. Paradoxalement, lui qu'on prendrait pour un kolkhozien ou un kibboutzim au regard clair de ces années cinquante qui n'en finissaient pas de s'accrocher à toutes les formes du progrès, lui qui figure un avenir mythique parce qu'à la seule force de ses yeux il bouleverse l'immuable, lui le jeune représente la mort des villages.<o:p> </o:p><o:p></o:p> 

    Normalement, il aurait dû devenir un de ces agriculteurs de la belle époque de la productivité, celle-là même qu'on remet en cause aujourd'hui sous la bannière de l'écologie, son caractère affirmé l'aurait porté aux commandes d'un syndicat agricole, puis d'une coopérative, avant qu'il n'entre au conseil municipal de Gondeville et symbolise par sa réussite modernisatrice cet effacement et ce reniement des traditions qu'augure son visage coléreux.

     

    Sociologiquement, il devait en être autrement et l'intuition de Paul Strand de cette inauthenticité du Gondeville que lui présente Claude Roy peut se reconstruire a posteriori à partir du personnage de son Young man. Sa famille, certes, est de Gondeville. Son père, Marcel Grijalvas, ouvrier métallurgiste, quitte le village pour la ville et devient un des leaders syndicaux de toutes les usines dans lesquelles il est embauché (les hangars Jouffriaud, les voitures Citroën, puis les camions Willème). Dès les premiers temps de l'occupation allemande, son engagement syndicaliste, à la CGT, l'amène à côtoyer la Résistance naissante. Collectes diverses, distributions de tracts, petits sabotages à partir du moment où l'usine Willème passe sous direction allemande, il est menacé d'arrestation et profite alors d'un programme de « retour au pays » mis en place par Vichy pour rentrer à Gondeville comme vigneron-charretier chez un des plus gros viticulteurs du village. Ceci se passe durant l'hiver 1942 ; dès son arrivée, il partage avec son frère, ouvrier à la distillerie de Saint-Même-Ies-Carrières, un lopin laissé par ses parents. A la fin de la guerre, il se montre un des premiers à militer à la cellule communiste de Jarnac et couvre sa maison, en plein cœur de Gondeville, d'affiches de son parti. En quelques semaines, il devient «l'homme au couteau entre les dents». Un exemple d'idéal au sein de sa famille, un agitateur dangereux pour son villagel. Au moment où Claude Roy le présente à Paul Strand, il a une fille et un fils, tous deux adolescents.

     

     Toute la famille posera pour le photographe. Puis lentement elle se défera. Les parents sauront faire oublier l'image agitée des premiers temps, la jeune fille mènera carrière à la SNCF tout en demeurant très attachée à son village, son frère, le Jeune homme en colère, quittera Gondeville. Comme s'il cherchait à prolonger l'engagement de son père, il partira pour Paris où il fera un peu tous les métiers, sauf évidemment celui de serrurier qu'il avait appris en Charente et dont demeurent encore quelques grilles de propriétés autour de Gondeville. Il deviendra camionneur, chauffeur de taxi ou conducteur d'autobus, toujours dans l'orbite d'organisations du parti communiste. Surtout, il se brouillera avec toute sa famille, rompra radicalement avec Gondeville et oubliera la séance de photo, sans bien entendu jamais rien savoir du succès mondial de son portrait... <o:p> </o:p> 

     

    1 Sur la tombe de Marcel Grijalvas (Gondeville 1900 - id. 1984), sa fille a fait graver ce poème composé par elle: «Il était né avec le siècle/ Et ses yeux bleus s'étaient accomodés/ De ses cheveux devenus blancs./ Son champ de vigne, c'était sa vie/ Une vie de courage et de labeur./ Une brave vie de paysan, de cultivateur./ Son calot sur la tête, son corps bien charpenté,/ Inspiraient courage et honnêteté./ Son bleu de travail usé et ses mains abîmées/ Reflétaient de leur mieux, les années travaillées./ À l'automne de sa vie, il était fatigué,/ Mais toujours robuste, courageux,/ Sachant ce qui l'attendait,/ Continuant de tracer le sillon de sa vie,/ Comme ceux qu'autrefois, il traçait dans sa vigne.»

     


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