• "GONDEVILLE, UNE LEGENDE DU SIECLE" - X

     

    Les tropismes maturent longuement avant de pouvoir s'exprimer. C'est après la mort de son père qui avait évoqué avec beaucoup d'émotion sa désertion dans Un mauvais Français, que Michel Boujut commence à s'interesser au Jeune homme en colère. Une sorte de retour du refoulé, car La France de profil faisait depuis longtemps partie de sa bibliothèque. Jarnac oblige ... Il questionne, il enquête, il se rend compte à quel point Gondeville a transformé les photos de Paul Strand en sa propre légende. Les Grijalvas autrefois effrayaient, ils sont devenus les dieux-­lares du souvenir. Et chacun, joueur de boules, commerçant ou vigneron, sait immédiatement mettre un nom sur les visages. Fusent les anecdotes, revit le village mort ... Esthétisé, réapprivoisé, prêt à servir de miroir pour un passé magnifié. Comme quoi le regard d'un vieil Américain et les mots d'un koulak progressiste peuvent tout simplement sublimer un village.


    Spécialiste du cinéma, Michel Boujut reconnaît d'instinct cette sublimation. C'est à travers elle qu'il va mener son retour au pays. À travers aussi la perpétuation du souvenir de son père pour lequel il crée, avec sa fille Marianne, une association destinée à entretenir la flamme de l'ancienne Tour de feu. Boujut et Roy comme chaperons du pays charentais ... Mémoire du père et projection de soi...
    Désormais tout tourne autour du Jeune homme en colère. Comme écho, comme identification. Michel Boujut commence par lui dédier une émission de radio sur France-Culture, dans le cadre d'une Nuit magnétique, c'est l'occasion pour lui d'un premier contact avec Claude Grijalvas qui se montre surpris du destin de sa photo. Puis, s'enhardissant, il réussit à le convaincre de revenir à Gondeville, le temps d'un tournage pour une production de Canal+. L'année suivante, il raconte son enquête dans un très beau petit livre paru chez Arléa, la maison d'édition d'un autre Charentais, Jean-Claude Guillebeaud, celle-là même qui avait déjà publié les souvenirs de son père. Le livre s'appelle tout simplement Le jeune homme en colère (Arléa, 1998).
    Le retour du Charentais prodigue peut ainsi se lire au premier degré comme le coup réussi d'un journaliste qui n'a pas peur de forcer l'intimité de son « sujet ». Il suffit de se plonger dans le texte pour comprendre que seule compte la lecture au second degré: le coup médiatique n'est qu'un passage à l'acte de Michel Boujut lui-même; derrière le paravent de Claude Grijalvas, il assure ainsi son propre retour d'enfant prodigue. A la fois vis-à-vis de son père, de sa doublure parisienne Claude Roy et du pays jarnacais tout entier qui l'avait tellement critiqué du temps de l'Algérie.


    Le moulin de Gondeville  


    L'histoire s'arrête-t-elle ici ? Je ne le crois pas. Il y a tant de feu qui couve encore dans ce noyau formé par Claude Roy, Paul Strand et les Boujut autour du Jeune homme en colère qu'il m'étonnerait qu'il n'en ressorte point de nouveaux brandons. Et puisque tout revient toujours aux origines, l'intuition fuyante et l'attirance inquiète de Claude Roy m'en semblent les thèmes les plus probables ...
    Qu'est-ce donc qui frappa à ce point Strand et Roy dans le visage du Jeune homme en colère ? Et à leur suite le monde entier ? Son regard bien sûr ... Ses yeux instantanément retiennent. Non qu'ils attirent particulièrement, ils feraient plutôt peur. Mais on s'habitue à leur violence. Et en les scrutant pour essayer de les deviner au fond de leurs pupilles, de lever leur mystère, il apparaît bientôt évident qu'ils sont très dissemblables et que c'est cette opposition même qui leur donne de l'étrangeté ajoutant à leur force. Celui de droite se révèle d'une douceur étonnante, celui de gauche d'une rage presque insensée. Un visage profondément divisé, comme le fameux portrait de Baudelaire par Nadar. Un visage marqué par la torture intérieure et l'impossibilité de l'exprimer autrement qu'en se jetant à corps perdu dans une agressivité aussi vite manifestée que regrettée par la suite. En accolant l'une à l'autre chacune des deux moitiés de son visage, la droite avec la droite, la gauche avec la gauche, cette déchirure intérieure devient éclatante. Fulgurante même. Une face d'enfance et de naïveté à droite, une autre de brutalité, presque de folie à gauche. L'ange et la bête ...
    Ce choc de dissociation éclaire le portrait établi par Paul Strand. Non pas directement la personnalité de Claude Grijalvas qui sans doute dépasse ces collages. Mais les connotations que le public y a trouvées et continue d'y trouver à la suite de la piste ouverte par Claude Roy. Mi-­ange, mi-bête, un peu comme le Lacombe Lucien de Louis Malle, démodé et d'avant-mode, le révolutionnaire des lendemains qui chantent prend une dimension élargie par rapport à celle tracée dans La France de profil. Toute colère révolutionnaire porte en elle les deux faces du jeune homme de Gondeville. Celle de l'espoir et celle de l'auto-destruction. En 1951 on ne voyait que l'espoir, aujourd'hui on ne considère que la destruction. Le portrait de Paul Strand pour une fois invite à l'équilibre.


    Lorsque Claude Grijalvas revint à Gondeville, lui remonta à la mémoire l'épisode de la photo. Le vieil Américain faisait prendre la pose à chacun. « Avec son pas de paysan, son bon visage boucané, tanné, ses mains patientes sa curieuse ressemblance avec un certain visage de Picasso (sans la fièvre) et avec un certain visage de Rouault, (il débarquait armé de sa) voiture de romanichel, son attirail de lourdes caméras, son appareillage qui ressemblait plus à celui d'un photographe de l'âge de Nadar qu'à celui, léger et virevolte, des jeunes reporters-poètes de l'école de Brassaï », en dira Claude Roy. Pour Claude Grijalvas, il y avait quelque chose d'intrigant dans ce manège devant l'objectif. Intrigant surtout pour la lenteur que mettait l'Américain à chaque fois installer son appareil. A la fin, Claude Grijalvas voulut partir à la pêche, pour son endroit préféré, près du moulin. Son père l'en empêcha et l'obligea à poser pour la photo, comme toute la famille. Cela le rendit furieux ...


    « Mon enfance habita une demeure d'eau / En amont le moulin long rémouleur de l'eau /
    Faisait vibrer sans fin son plancher de bois blanc / La grande roue à aubes éclaboussait le temps / Dans sa cage de pierre où s'engouffrait l'eau vive / La poussière de farine tremblait dans le soleil / Et sur l'île en aval la maison de l'éclusier / Ouvrait et fermait le chemin des gabares ». Claude Roy lui aussi pêchait dans la Charente. La photo-symbole des déchirements du siècle n'est qu'une passade d'enfant contrarié. Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ? Gondeville aujourd'hui se bat contre la déviation de la route Angoulême-Cognac, les poètes savent mieux que quiconque donner du sens à l'insignifiant. 
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>(Le complément nécessaire à ces lignes passe par la lecture de quelques livres, tous passionnants: P. Boujut, Un mauvais Français, Arléa, 1989; D. Briolet, La Tour de feu, du Lérot, 1991; C. Roy, Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer, Gallimard, 1979 (édition poche en 1983); C. Roy, Moi je, Gallimard 1969 (édition poche en 1978); M. Stange (collectif sous la direction de ... ), Paul Strand, essays on his life and work, Aperture, 1990; C. Roy et P. Strand, La France de profil, Guilde du livre, 1952 (malheureusement épuisé); M. Boujut, Le jeune homme en colère, Arléa, 1998.


    F. Julien-Labruyère


    Texte transcrit avec  l'aimable autorisation de l'auteur  et des éditions « le Croît Vif »


                Le complément nécessaire à ces lignes, à la lecture de ces quelques livres, passera par la fréquentation régulière de ces pages en hommage à Strand et Boujut..., au Jeune homme en colère.

    Buznik

     


  • Commentaires

    1
    Gallocher
    Samedi 10 Mai 2008 à 20:19
    Famille
    Bonjour , epar hasard je viens de tomber sur votre site, et ce qui m'a frappé, c'est que je connaissais la photo "du jeune homme en colère" oui mais, où ai je pu la voir?? La réponse: Claude Grijalvas fait parti de ma famille, il est le frere de ma grand mere paternelle ! Bien que je sois jeune; on a du me raconter cette histoire, et j'ai du gardé qlq brides de celle-ci car j'ai juste l'impression de la relire, quelle sensation étrange !
    2
    Buznik
    Dimanche 11 Mai 2008 à 11:46
    très cher Aïeul
    "L'histoire s'arrête-t-elle ici ? Je ne le crois pas. Il y a tant de feu qui couve encore dans ce noyau formé par Claude Roy, Paul Strand et les Boujut autour du Jeune homme en colère qu'il m'étonnerait qu'il n'en ressorte point de nouveaux brandons." Respectueusement, Buznik
    3
    Gallocher
    Dimanche 22 Novembre 2009 à 18:28
    Famille
    Je suis le neveu de claude Grijalvas et je connais la véritable histoire du jeune homme en colère. Je suis né à Gondeville en mai 1948.Pas facile le tonton, mais il faut tout de même mettre un peut d'eau dans son vin, il y a un peu d'exagération dans certain propos.
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